Cette investigation a reçu le premier prix du concours Grand Prix MALINA (2021) qui récompense les meilleures investigations sur le thème de la corruption
Cette investigation a été réalisée dans le cadre des 16 jours d’activisme pour mettre fin à la violence faite aux femmes, 25 novembre – 10 décembre.
Les victimes sont des étudiants, des futurs médecins, de jeunes employés, des stagiaires. Les bourreaux sont employeurs, professeurs, médecins réputés, personnalités haut placées, supérieurs hiérarchiques. En contrepartie d’une faveur sexuelle, ceux qui ont l’autorité peuvent changer le cours d’une vie. S’y refuser expose la victime à un cauchemar quotidien : harcèlements, violences, humiliations, échecs aux examens. S’y soumettre la plonge dans un univers de compromission, de violences psychologiques et physiques et surtout, de corruption sexuelle. En investiguant sur les faits de corruption sexuelle en milieu universitaire et professionnel, nous nous sommes heurtés à une omerta quasi-généralisée. Un silence entretenu par la peur des représailles ainsi que la honte éprouvée par les victimes en général, et le tabou lié à la violence sexuelle en particulier.
« D’aussi loin que je me souvienne, je voulais plus que tout au monde exercer dans cette spécialité. Outre ce que pouvait représenter cette immense carrière et ce qu’elle pourrait me rapporter sur le plan financier, ce domaine m’obsédait au point d’en rêver la nuit. Je me suis donné les moyens pour réaliser mon rêve. Je pensais que finir parmi les tous premiers à un concours national mettant en concurrence plus de 800 étudiants en médecine, pour seulement 150 places, serait la partie la plus difficile à passer. Mais j’ai vite déchanté. Finalement, mes efforts, mon rêve et mes espoirs seront détruits par un pervers à qui j’ai eu la malchance de refuser une fellation ». C’est à travers ces propos que cette étudiante en Médecine a relaté les faits de corruption sexuelle auxquels fait face le monde estudiantin à Madagascar. Un phénomène presque généralisé, d’après les témoignages recueillis.
Qu’est-ce que la corruption sexuelle ?
La corruption basée sur le genre (CBSG) ou corruption sexuelle se manifeste par la déformation de l’exercice d’un pouvoir (rétention d’un service dû, violation des procédures, prestation illicite de services contre règlement…) motivée par l’obtention d’un avantage à connotation sexuelle, selon le Rapport du Bureau Indépendant Anti-Corruption (Bianco) en Août 2018. En d’autres termes, c’est le comportement de toute personne qui profite de son autorité sur une autre personne subalterne pour exiger un acte sexuel contre un avancement, une embauche, une promotion etc. Très peu connu encore du public en ces termes (Corruption Sexuelle ou encore Corruption Basée Sur le Genre), les « promotions canapés », ou peu importe le nom que l’on donne à cette pratique, sont condamnées par la loi par l’article 333 bis du Code Pénal malgache.
Art. 333 bis du Code Pénal Malgache – Quiconque aura subordonné l’accomplissement d’un service ou d’un acte relevant de sa fonction à l’obtention de faveurs de nature sexuelle ou qui exige à une personne des faveurs de même nature avant de lui faire obtenir, soit pour elle-même, soit pour autrui un emploi, une promotion, une récompense, une décoration, un avantage quelconque ou une décision favorable sera puni d’un emprisonnement de un à trois ans et d’une amende de 1 000 000 Ariary à 4 000 000 Ariary.
Quiconque aura usé de menace de sanctions, de sanctions effectives ou de pressions graves pour amener une personne placée sous son autorité à lui consentir des faveurs de nature sexuelle ou pour se venger de celle qui lui aura refusé de telles faveurs sera puni de deux à cinq ans d’emprisonnement et d’une amende de 2 000 000 Ariary à 10 000 000 Ariary.
La question de corruption sexuelle est difficile à aborder. La quasi-totalité des personnes approchées ont demandé un anonymat strict, qu’ils soient victimes ou témoins d’actes de CBSG. Maître Olivia Rajerison, avocat au barreau de Madagascar, explique :
« Le sujet que vous évoquez (ndlr : corruption sexuelle) est très délicat. Non seulement il évoque la corruption sur le milieu professionnel, sujet auquel on s’ouvre déjà difficilement, mais il touche également un aspect très personnel de la vie des concernés : leur famille, leur carrière et leur réputation sont en jeu. Généralement, les corrupteurs ont une très forte emprise sur leurs victimes, il est donc normal et compréhensible que les victimes aient peur des représailles et de ce fait, n’osent pas témoigner. »
La sainte volonté des « Patrons »
Deux jeunes étudiants en médecine, une fille de 19 ans et un garçon de 21 ans, tous deux internes qualifiants mais dans des spécialisations différentes ont eu le courage de nous parler de ce qu’ils subissaient. Ces étudiants sont venus à notre rencontre, accompagnés par une association qui milite pour les droits humains. Ils se disent excédés par les pratiques de corruption sexuelle dans leur propre faculté. Après une longue réflexion, les deux étudiants ont décidé de briser le silence, un peu tendus, mais déterminés à s’exprimer.
Selon la jeune étudiante, la corruption sexuelle est devenue une pratique courante dans certains cursus dans le milieu de la médecine à Madagascar. C’esten particulier le cas au sein d’un cursus très couru, où la corruption sexuelle est presque devenue la norme. D’après ses dires, la corruption sexuelle prend de l’ampleur après les sept premières années d’étude en médecine, quand le jeune diplômé décide de se consacrer à une spécialisation, notamment dans ce cursus considéré comme très prestigieux. A regret, cette étudiante, pourtant très motivée à rejoindre ce cursus décide de s’abstenir :
« Les professeurs, à qui nous devons respect et obéissance, abusent de leurs positions et de leurs pouvoirs pour contraindre les étudiantes qui leurs plaisent à sortir et avoir des rapports sexuels avec eux. Je pensais m’y inscrire mais en entendant toutes sortes d’histoire autour de ce cursus, je me suis finalement abstenue. »
Cette réputation est telle qu’aujourd’hui, il y a largement et définitivement plus d’étudiants que d’étudiantes dans cette spécialisation. Elle tient en grande partie au fait que les étudiants qui s’y engagent sont soumis,selon ce jeune médecin, à de très fortes pressions venant de leurs supérieurs hiérarchiques, les « Patrons » comme ils le disent.
« Les filles sont très souvent harcelées sexuellement tandis que les garçons sont agressés verbalement… A part cela, on nous demande d’autres services : leur acheter un T-shirt, laver des voitures, remplacer les pneus de leurs voitures avec notre propre argent… L’expression « Patron » renvoie à une dynamique claire : dès le début de l’internat, notre parcours sera conditionné par ces seules personnes et dépendra d’eux. En gros, nous sommes à leur totale disposition. », ajoutent les deux étudiants.
Par peur de représailles de leurs « patrons », les victimes choisissent une autre spécialisation ou bien restent dans le silence.
Une omerta entretenue
Pour le cas des études en médecine en particulier, nous a-t-on expliqué, les représailles risquent fort d’affecter la carrière des victimes qui décident de se rebeller. Les deux témoins nous confient qu’à cause de leur autorité, les « patrons » ont le pouvoir de mettre fin au parcours de ces étudiants avant leur thèse. Si c’est le cas, les sept ou huit années de médecine n’auront servi à rien : si avant leur thèse, les « Patrons » décident de mettre fin au parcours de ces jeunes médecins. Alors, ils se ils se retrouveront au même niveau que les nouveaux bacheliers…
Rapport publié en 2018 par le Bureau Indépendant Anti-Corruption sur un échantillon de 434 personnes, réparties dans dix secteurs d’activité :
Hautes personnalités à la manœuvre
Nos témoins sont unanimes : tous ont entendu parler de corruption sexuelle ou connaissent des victimes, dans cette branche de la faculté de médecine de l’université d’Antananarivo. Après une longue de discussion et un travail de mise en confiance, nos sources ont finalement nommé les auteurs de corruption sexuelle : elles citent deux noms de personnalités haut placées, occupant de très hautes fonctions au sein de l’Administration.
Témoignages de plusieurs témoins et victimes :
« J’étais interne qualifiant dans le service du Professeur X. Je n’étais pas encore au fait de sa triste réputation et je ne me méfiais pas de lui. Il m’appelait souvent dans son bureau pour me donner des conseils, me demander comment il pouvait m’aider. Je pensais qu’il était réellement gentil, aux petits soins avec ses étudiants. Mais je me suis très vite aperçue de ses réelles intentions. J’ai heureusement pu lui échapper, ce n’est pas le cas de l’une de mes camarades de classe qui n’a eu d’autre choix que de céder. »
« Le Professeur Y est réputé être un vrai coureur de jupons. Quand une de ses victimes repousse ses avances, il se débrouille pour la mettre sous pression, quitte à la pousser à l’erreur dans ses fonctions, et la blâme en public. »
Une autre personne victime du Professeur Y avait repoussé ses avances et pour se venger, ce dernier a refusé de faire correctement son travail d’encadreur professionnel. Il lui a mené une vie d’enfer, l’a insultée et rabaissée, et finalement elle a dû se résoudre à arrêter son parcours de spécialisation pour reprendre des études en médecine générale. C’était pourtant, aux dires ce ses camarades, une jeune médecin brillante et promise à un grand avenir. Joint au téléphone, le Professeur Y a nié ces accusations.
Une bataille à gagner
A la question : « quelles pourraient être les pistes de solutions à explorer pour mettre fin à la Corruption Sexuelle ? », nos interlocuteurs répondront :
« Je n’en vois aucune. Ici, dans le domaine de la médecine, on a déjà beaucoup essayé. Des notes de service, de la sensibilisation, … Une étudiante s’est déjà plainte au niveau de l’administration mais les représailles ont été sanglantes. Il faudrait donner une sanction exemplaire à l’un de ces pervers. Pour que les autres voient qu’il n’y aura plus d’impunité. Et surtout pour que les autres étudiantes encore ici puissent témoigner et se protéger. Mais cela semble encore irréalisable : personne n’a jamais gagné en procès contre un représentant de l’Etat. » – Membre du personnel soignant d’un hôpital d’Antananarivo
« Faire connaître la loi, celle qui protège les personnes de la Corruption Sexuelle, et celle qui punit les corrupteurs. Et éventuellement, les dommages et intérêts pour motiver d’autres personnes à témoigner. Il faut également faire partie d’un ensemble qui pourrait être solidaire en cas de tels abus, d’où tout l’intérêt de faire partie d’un syndicat fort. » – Jerisoa Ralibera, président du syndicat des paramédicaux. Il y a quelques années encore, les stagiaires paramédicaux et les sages-femmes faisaient également partie des victimes de corruption sexuelle sur le milieu hospitalier. Mais c’est en s’organisant et en faisant front commun que les paramédicaux, à travers leur syndicat, ont pu se défaire de cette emprise.
La corruption sexuelle est une menace permanente. Nous vous rapportons ces témoignages, en guise de notre contribution pour lancer le débat et l’action contre la corruption sexuelle qui sévit dans l’indifférence ou l’ignorance au sein de notre société. Transparency International – Initiative Madagascar effectuera un signalement officiel de ces cas de corruption sexuelle et transmettra les témoignages complets et les noms des auteurs présumés, au niveau du Bianco.
Ary araho ny vaovao momba ny ady amin’ny kolikoky !